Voici la conclusion de la prosopopée des lois et de l'État , c'est-à-dire de la parole émanant de la bouche de ces entités personnifiées, dont Socrate nous rapporte le discours qu'elles lui tiennent.
Extrait :
XVI. — Allons, Socrate, écoute-nous, nous qui t'avons nourri, et ne mets pas tes enfants, ni ta vie, ni quoi que ce soit au-dessus de la justice, afin qu'arrivé chez Hadès*, tu puisses dire tout cela pour ta défense à ceux qui gouvernent là-bas. Car, si tu fais ce qu'on te propose*, il est manifeste que dans ce monde ta conduite ne sera pas meilleure, ni plus juste, ni plus sainte, ni pour toi, ni pour aucun des tiens, et que tu ne t 'en trouveras pas mieux, quand tu arriveras là-bas. Si tu pars aujourd'hui pour l'autre monde, tu partiras condamné injustement, non par nous, les lois, mais par les hommes. Si, au contraire, tu t'évades après avoir si vilainement répondu à l'injustice par l'injustice, au mal par le mal, après avoir violé les accords et les contrats qui te liaient à nous, après avoir fait du mal à ceux à qui tu devais le moins en faire, à toi, à tes amis, à ta patrie et à nous, alors nous serons fâchées contre toi durant ta vie et là-bas, nos sœurs, les lois de l'Hadès, ne t' accueilleront pas favorablement, sachant que tu as tenté de nous détruire, autant qu'il dépendait de toi. Allons, ne te laisse pas gagner aux propositions de Criton ; écoute-nous plutôt."
XVII. — Voilà, sache-le bien, Criton, mon cher camarade, ce que je crois entendre, comme les gens en proie à la fureur des corybantes croient entendre les flûtes, et le son de ces paroles bourdonne en moi et me rend incapable d' entendre autre chose. Dis-toi donc que dans l'état d'esprit où je suis, quoi que tu m'objectes, tu perdras ta peine. Cependant, si tu crois pouvoir réussir, parle.
CRITON. - Non, Socrate, je n'ai rien à dire.
SOCRATE. - Alors laissons cela, Criton, et faisons ce que je dis, puisque c'est la voie que le dieu nous indique.
PLATON, Criton , tr. É. Chambry, GF-Flammarion, 1965, p. 79-80.
* Hadès : traduit, "l'invisible", signifiant à la fois le dieu de l'au-delà, et ce lieu l'au-delà où vont les morts, selon la religion des Grecs anciens.
** "ce qu'on te propose" : Criton, l'ami de Socrate, lui propose de s'évader de sa prison, pour échapper à la mort à laquelle l'a condamné le tribunal d'Athènes.
Des questions :
1. "Si tu pars aujourd'hui pour l'autre monde, tu partiras condamné injustement, non par nous, les lois, mais par les hommes" :
a) Pourquoi l'injustice commise par les hommes, par le tribunal qui condamne Socrate à mort, ne porte-t-elle pas atteinte au fondement de la justice, mais seulement à son application ?
b) Pourquoi peut-on estimer, si avant tout l'on a le souci de la justice, que c'est finalement moins grave, même si l'on est soi-même la victime de cette injustice ?
c) Pourquoi la peine d'injustice est-elle en quelque sorte renversée ? Le fait que Socrate soit condamné injustement par le tribunal, et le fait que ceux qui l'ont condamné soient conscients de l'injustice qu'ils commettaient, ne représente-t-il pas une certaine forme de punition pour eux, plus que pour Socrate ?
d) Socrate est célèbre par son ironie , cette attitude par laquelle chacun, Socrate tout autant que ses interlocuteurs, est mis à distance de lui-même, pour prendre conscience de ce qu'il est, et se juger soi-même . En quoi l'existence même d'un individu comme Socrate, injustement condamné, alors que chacun sait qu'il n'y a pas d'individu plus juste que lui à Athènes, est-il une forme d'ironie, et à qui s'adresse-t-elle ?
2. " Si, au contraire, tu t'évades [...] après avoir violé les accords et les contrats qui te liaient à nous, après avoir fait du mal à ceux à qui tu devais le moins en faire, à toi, à tes amis, à ta patrie et à nous, alors nous serons fâchées contre toi durant ta vie et là-bas, nos sœurs, les lois de l'Hadès, ne t'accueilleront pas favorablement, sachant que tu as tenté de nous détruire , autant qu'il dépendait de toi.
a) Ce qui est bien ou mal, juste ou injuste, est-ce qui est ordonné ou défendu par les lois, ou est-ce qui fait du bien ou qui fait du mal à des êtres,
b) En quoi cela peut-il être la même chose, et en quoi peut-il y avoir une différence ?
c) Regardez pourquoi, selon le discours que les lois tiennent à Socrate, il y a un même bien et un même juste universel, rationnel, pour tous dans ce monde et dans l'autre, et non pas un juste ou un bien qui seraient subjectifs, différents pour chacun, et relatifs à chaque lieu ou à chaque monde ?
d) Avec sa question « qu'est-ce que » la justice (ou qu'est-ce que le courage, ou toute autre vertu), Socrate a consacré son existence à s'interroger et à interroger tout un chacun sur la nature ou l « L'essence de ce qu'est le bien, de ce qu'est la justice, de ce qu'est chaque vertu. Comment cette interrogation, loin d'être une simple curiosité théorique, devrait-elle rendre meilleur celui qui la pratique, comme on le voit ici chez Socrate, qui s'interroge sur son devoir vis-à-vis des lois, au dernier jour de sa vie ?
3. "si tu fais ce qu'on te propose, il est manifeste que dans ce monde ta conduite ne sera pas meilleure, ni plus juste, ni plus sainte, ni pour toi, ni pour aucun des tiens, et que tu ne t 'en trouveras pas mieux, quand tu arriveras là-bas [...] après avoir si vilainement répondu à l'injustice par l'injustice, au mal par le mal".
a) En quoi les lois, par leur prosopopée, placent-elle ici Socrate face au choix de la valeur de son existence toute entière, soit celui de l'injustice, soit celui de la justice ?
b) Pourquoi, selon les lois, le seul mal ou la seule injustice qui compte pour Socrate sont-ils ceux qu'il peut commettre lui-même, et non ceux qu'il subit ?
c) S'agit-il seulement de se rendre responsable du bien et du mal accompli qui nous touche personnellement ?
d) Sauver le monde de l'injustice paraît une prétention démesurée, et se sauver soi-même de l'injustice paraît bien égoïste : d'après le propos que les lois respectent à Socrate, faut-il choisir entre ces deux saluts qui paraissent opposés ?
e) Dans la prosopopée des lois, "la voie que le dieu nous indique" est-elle selon vous quelque chose d'extérieur à Socrate, qui l'interpelle au nom de valeurs supérieures, et qui le fait réfléchir sur sa conduite et ses choix, ou bien est-elle quelque chose d'intérieur à lui-même ? Qu'est-ce que cela peut être ?
Sujet de réflexion :
Peut-on élever la justice et l'humanité telles qu'elles sont jusqu'à ce qu'elles devraient être ?
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